Billet

Du Temps pour Autrui

 

J’ai presque une heure d’avance, mais je ne suis pas là, pas là encore pour toi, et disposé à l’être. Mon corps m’a précédé dans cette démarche de te voir, de t’entrevoir, de te confronter. Autour de moi les plates symphonies de la vie urbaine, ces multiples sons qui bourdonnent, s’enchevêtrent, ces mille et un bruits de pas claquant contre l’asphalte, qui m’entourent,
qui m’oppressent.

Procession : dix mille chaussures et moi silencieux au milieu, dans ce désert bruyant. Extension de moi-même à l’infini, dans les regards que je jette dans le vide, pour t’apercevoir, et sur ma montre, qui n’a plus de cadran, car l’heure s’est dissolue dans l’attente même qui l’a créé, sur ma montre qui n’est plus qu’une surface plane apposée à mon poignet.

« Monsieur, me dit une femme, voici vos chaussures. Vous les avez enlevées, il me semble. »

Je ne comprends pas ce qu’elle me dit, parce que je ne la vois plus, du moins telle que je devrais la voir : elle est devenue bruit, elle est devenue chaussure dès lors qu’elle s’est tue, s’est éloignée de moi, la chair dissolue dans l’espace béant.

Néantisation :

Autour de moi, le monde s’est effondré d’un brusque mouvement circulaire. Planétaire.

Néantisation de ne voir plus les chairs et des uns et des autres, mais tout d’abord leurs chaussures, leurs pantalons et des montres sans cadrans flotter dans l’espace, étrange circonvolution.

J’ai compris pourquoi j’étais en avance :
 

Je ne voyais plus les autres

 

*

 

Texte écrit dans le cadre de Paroles Plurielles le 6 avril 2007 pour illustrer une photographie de Gilbert Garçin

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Sexy Scribe
juillet 4th, 2014 at 5:55

Un bien beau texte qui laisse un nœud dans la gorge. A-t-il une pathologie bizarre ou s’est-il protégé des autres en s’acharnant à ne plus les voir ?

Ce commentaire vous était offert par Sexy Scribe, vieil écrivain à l’acné littéraire.

juillet 4th, 2014 at 6:37

Peut-être un peu des deux, qui sait, sous forme de légère folie, ou bien s’agit-il d’un texte aux symboles cachés, thématique : la podophobie.
Sur ce, je me suis toujours demandé, me concernant, à quel pourcentage je me situe entre le temps consacré au Soi (même avec les autres), et le temps aux autres (avec abstraction totale de l’ego).

Mister Freak
juillet 4th, 2014 at 7:38

Cela m’évoque un phénomène familier, qu’on appelle en psychologie la dépersonnalisation. Cette sorte de flou jeté sur le prétendu réel. J’aime vraiment beaucoup ce texte, qui me rappelle un autre que j’ai écrit. L’angoisse est là.

juillet 4th, 2014 at 8:41

Là, tu me mets l’eau à la bouche ! Il faudrait que tu montres ce texte.
C’est vraiment terrible cette dépersonnalisation, mêlée à une sorte de déréalisation. Peut-être les premiers pas vers la folie.

Moi
juillet 5th, 2014 at 11:37

Ouah!

Tout simplement fascinant, ce texte m’a instantanément fait voyager aux frontières du moi, du toi, du nous et d’eux.

Et je ne sais pas pourquoi l’image de DALI m’est apparue ?

« (…) comme l’individuation est une nécessité psychologique tout à fait inéluctable, le poids écrasant et tout-puissant du collectif, clairement discerné, nous fait mesurer l’attention toute particulière qu’il faut vouer à cette plante délicate nommée « individualité », afin qu’elle ne soit pas totalement écrasée par lui. (…) »

Superbe @+ de te lire

Calystee
juillet 5th, 2014 at 11:36

La podophobie ! Nous y revoilà. Tu sais combien j’y suis sensible…

juillet 7th, 2014 at 7:48

Moi : Sans doute parce que la photographie de Gilbert Garcin rappelle les grandes heures du surréalisme. Je t’invite d’ailleurs à visiter son site si tu ne connais pas cet artiste : ce pourrait être une rencontre !

Calystee : Nous devrions monter une amicale des podophobes, afin de prêcher la bonne parole et lutter contre cette invasion estivale du mauvais goût, incarné avec toujours autant d’aplomb par ces maudits tongs. Je connais 3 autres podophobes et je suis persuadé que nous sommes plus nombreux. Think about it !

Sexy Scribe
juillet 7th, 2014 at 9:34

Oui ! Monter une association des podophobes, ce serait le pied. #HinHin

juillet 7th, 2014 at 9:41

Tu m’as fait rire.
Et qui plus est un vrai pied de nez à la dictature des tongs !

Sexy Scribe
juillet 7th, 2014 at 9:59

Les tongs, ces strings pour pieds.

On devrait en interdire la vente, au nom du bon goût 🙂

juillet 7th, 2014 at 10:33

Tiens donc, il fut une époque où j’avais appelé cette abomination les cravates de pied.
Le mauvais goût des uns fait le bonheur des autres : on ne peut pas interdire ce qui rapporte de l’argent dans une société comme la nôtre (même les poisons comme l’aspartame, le glutamate et autres additifs douteux, les sodas rouges qui contiennent de l’ammoniaque et j’en passe).

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