Billet

Les Maux à la Bouche

 

Malade, j’avais tellement la tête dans le cul que j’ai fini par avoir un cheveu sur la langue : il m’était difficile, dans ces conditions pénibles de survie, de poursuivre auprès de mes amies la narration des vies plus ou moins passionnantes du voisinage, difficile, avec tous ces tubes qui me transperçaient, de guetter les allées et venues de chacun des locataires et de remplir mes petits cahiers d’anecdotes truculentes, destinées, dans le plus grand secret, à un éditeur véreux. Je n’avais plus rien à dire, et donc, je ne méritais plus de vivre.

 

Ainsi assiégée au mutisme dans ce lit aux odeurs parfois indécentes,  ainsi prisonnière de mon foyer, captive comme un oiseau en cage, à ne point ménager ma dépression, la désespérance me guettait, bien plus pénible que la mort, qui hésitait à entrer, pour me mieux torturer. Personne ne venait me voir autre que mon petit fils, toujours préoccupé et visiblement décider à me demander de l’argent, pour financer ses études, au mieux, des beuveries, au pire, reversait-il ces quelques billets à une secte obscure. Il en est une deux rues plus bas qui officie sous l’égide de l’Eglise Catholique.

 

Je lui disais, par nostalgie : souviens-toi les thés derniers, que nous dégustions à l’ombre du noisetier… A dire vrai, ce parasite ne buvait pas de thés mais du café de sa grand-mère, torréfié à l’ancienne. Hélas, cette phrase ressemblait à un long râle inintelligible. On s’imagine ainsi la mort lente et pénible d’un phoque qui s’échouerait, par exemple, sur une plage mazoutée. C’est cela même : en plein dans le mille.

 

Je me suis dit qu’en phase terminale, je serai bien plus entourée, que mes amies, ma famille, augmentée de quelques curieux, désireux de s’assurer que je passerai l’arme à gauche conformément au pronostic du médecin, « dans d’affreuses douleurs», passeraient un peu de leur temps si précieux à mes côtés, histoire d’avoir quelque chose à raconter sur moi, de faire sensation. Que nenni ! L’absence est le pire des fardeaux.

 

Lorsque j’appelais une amie, elle ne trouvait rien de mieux à faire que raccrocher après avoir prononcé une phrase type : « Donna, ma batterie se meurt. Il n’est pas possible de poursuivre cette conversation. Je te rappelle. » Evidemment, elles ne rappelaient jamais, les garces. A dire vrai, elles se préparaient déjà à faire des économies : mieux vaut jeter du fric par les fenêtres que sur les tombes, d’autant que les chrysanthèmes sont d’une laideur absolue. Et je ne parle même pas du temps passé à contempler des stèles immondes dans un endroit calciné, alors qu’elles pourraient cancaner dans un square, confortablement assises sur un banc parmi les pigeons. Quant à ma famille, parlons-en, de ces cancrelats : ils n’auront pas un centime ! Il était grand temps de dépenser tout mon argent, de ne leur laisser que mon cadavre, mon mobilier désuet, mes nippes poussiéreuses, mes vinyles sautillants de Charles Trenet.

 

J’étais une personne infecte, je le sais : quoi de plus normal que de mourir seule, loin du troupeau abject que forment mes semblables ? Je ne regrette pas mon choix : on meurt souvent seul, autant être vile et s’amuser un peu, pendant notre passage sur terre : maudire autrui, en rire et se gaver. Quelle autre félicité m’attendait qu’une mort gourmande ? C’est ainsi que, pour m’évaporer d’une façon délicieuse, j’ai commencé à me saouler avec des chocolats mon chéri, commandés par boîtes entières, et dévorés jusqu’à plus soif. Je revivais ma vie boîte après boîte, enfin : celle des autres que je rendais impossible. Ca m’a tenu en vie très longtemps, j’ai même reçu, en bonne ambassadrice, une carte de vœu de Ferrero.

 

Un soir qu’il ne me restait que deux boîtes de ces précieux chocolats gorgés de nectar, j’ai entendu ceci, par la fenêtre de ma chambre, de douces paroles, portées par le vent :  « tu sais quoi, la vieille Kurowski, il parait qu’elle va crever, pourtant elle résiste bien, cette vieille crevure. Elle doit bien profiter du système. » Je me suis dit, avec émotion, que la relève était assurée ! Et c’est ainsi que je me suis endormi pour de bon, profondément, comme tous les anges, repliée comme un fœtus dans une mare de vomi.

 

Texte  écrit le 27 juin 2012
Ce texte fait partie de l’anthologie Au Bonheur des Drames :

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