Billet

Ludovic et les Sels de Bain

 

Ludovic avait décidé de prendre des sels bains, pour s’immortaliser dans la Tendance, cédant ainsi aux sirènes violentes de la mode pour devenir à son tour cannibale : est-il plus charmante créature que les Zombies ? Certes, ils sont un peu lents, mais toujours pleins de surprises déliquescentes. Les vampires, quoiqu’indémodables, sont bien trop fiers, hautains, inhumains, trop bien vêtus et maniérés, des poupées sous vide qui préfèrent faire cavalier seul, de la guimauve ensanglantée : bien trop lâches, ils ne valent guère l’engouement que leur portent les adolescentes déprimées, vagins congestionnés, sirotant des yeux d’idiotes fictions. Pas étonnant qu’ils ne s’invitent pas dans les pages les plus vives de l’actualité.

 

Le jeune homme, tout juste 18 ans, perversité joviale, désuète et candide, espérait – ce ne serait guère du luxe – avoir, par son intronisation au phénomène cannibale, un article de journal à son effigie. Il rejoindrait ainsi au panthéon ces sinistres idoles sans histoire : Rudy Eugène, Alexander Kinyua, Charles Baker, les précurseurs de l’apocalypse. Cet article, imaginait-il avec passion, retracerait sa vie fort peu fascinante de petit français provincial, disséquant son enfance heureuse, ses passions sordides pour l’accordéon et les goûters de fruit.

 

Cet article, évidemment, serait criblé d’une jolie photographie façonnée à cet effet, élaborée consciencieusement dans un centre commercial insalubre et désert, ambiance apocalyptique : hors de question d’imiter Baker et sa photo floue ! Cet article, enfin, ne serait que le premier d’une longue liste et permettrait à Ludovic de traverser les frontières, même en fonçant contre un mur, puisqu’il était fort probable qu’il se trouve ensuite derrière les barreaux. Sans doute recevrait-il alors quelques considérations de la gent féminine : des lettres enflammées, des déclarations d’amour, et même une correspondance endiablée avec une nonne un peu cochonne, mais pas franchement végétarienne.

 

Suivant son plan à la lettre, malgré sa prédilection pour les fautes d’orthographe,  il se rendit à midi pétante chez Mamie Jo, détentrice des sels de bain, qu’il espérait trouver dans la salle d’eau de celle-ci, étonné que ces précieuses petites gemmes roses puissent provoquer tant d’effets : « Mais tu te rends compte, Ludovic, si j’avais eu l’idée d’absorber mes sels de bain, peut-être que je t’aurais confondu avec un civet de Lapin. »

 

Il n’en fallut guère plus pour mettre au jeune homme la puce à l’oreille et lui donner le goût du sang ! Mamie Jo, grand-mère lente et cafardeuse, atrophiée depuis des lustres par des fleuves de varices, ne méritait guère de survivre : elle se traînait de pièce en pièce avec la lenteur cacochyme des escargots, profitait copieusement de la sécurité sociale comme un parasite social et pire : elle avait toujours négligé son devoir de grand-mère, n’étant point aimante ni concernée par une progéniture, je cite « un peu turbulente et franchement chicanière. »

 

Mais voilà : aucune pièce ne fermait à clé chez Mamie Jo, qui perdait et la mémoire et les objets. Soupçonnant que son petit fils fomentait un mauvais coup, vu son comportement suspect, son visage bariolé de gouttes de sueur, elle le suivit discrètement, avec sa lenteur de taupe. Qu’elle ne fut pas sa surprise de l’apercevoir qui fouillait dans son placard de salle de bain, avec cet air suspect des chenapans qui pensent kinder bueno et jeux vidéo pendant le catéchisme. Cet apprenti roublard ! Ce sale petit voleur ! Elle n’en croyait pas ses yeux : mais c’est qu’il lui piquait ses précieux sels de bain !

 

« Des sels de bain comme ça, on n’en trouve plus depuis belle lurette dans les supérettes, hein ma Lucette ? » Ce qu’il commettait là, c’était un crime. Et elle, elle n’allait pas laisser passer ça ! Ça non ! Fichtre ! Elle l’avait pourtant répété maintes et maintes fois à sa fille : tu es trop laxiste en matière d’éducation. Et voilà le résultat : cet adolescent léthargique pillait à tout va le bonheur terrestre d’une vieille femme à l’article de la mort, une vieille femme à l’agonie qui n’avait plus pour seul plaisir que celui de croupir dans de l’eau parfumée, en écoutant chérie FM, sirotant des litres d’infusions de vigne rouge. Une vieille femme quoi !

 

« Rends-moi mes sels de bain, qu’elle hurla, entre ses chicots, la Mamie jo. Rends-les-moi tout de suite ! Espèce de chapardeur !
– Tu rêves mémé. Si tu bouges, je les avale et je te dévore. »

 

Evidemment, il ne pensait pas un mot de cette menace un peu hasardeuse, bien qu’il la déclama avec suffisamment de fermeté et d’aisance pour faire frémir la matriarche. Non pas qu’il ne souhaitait plus s’adonner au cannibalisme, mais une proie aussi acéteuse, malade et violacée, ne l’attirait nullement : la viande rance ne l’inspirait que sous forme de merguez bien pimentée. En outre, il savait que cette proie était un réservoir à maladies ; un buffet de bactéries, et il était loin de vouloir intenter à ses jours pour réaliser ses sombres desseins.

 

Un haut-le-cœur le saisit violemment : livré aux frasques de son imagination sordide, il vomit d’un jet âcre et puissant son petit déjeuner, faisant disparaître Mamie Jo, qu’il imaginait effrayée, déjà pendue au téléphone, dénonçant ses méfaits à sa génitrice ou pire : à la police. Il prit soin de l’esquiver et quitta la maison en toute discrétion, puis à grandes enjambées, pour rejoindre le square le plus proche, où il attaquerait sa victime, au détour d’un buisson.

 

Prenant soin d’absorber par petites poignées les sels de bain, supplice pour les dents, le palais, il ressentait, malgré l’atrocité de ce goût, la pénible sensation qui l’envahissait tout entier, cette envie nauséabonde de régurgiter sans cesse, qu’il s’efforçait de contenir, maintenant que son heure de  gloire était venue : plus il avalait, plus son but était proche. On le retrouva mort, contre un cyprès, quelques heures plus tard. Sa mort grotesque fit la une de Brive-la-Gaillarde, qui lui attribua le surnom fort charmant de Grain de Sel.

 

Texte écrit le 21 juin 2012
Ce texte fait partie de l’anthologie Au Bonheur des Drames :

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Yann Frank
juillet 1st, 2014 at 7:30

J’adore cette histoire, j’adore !

Pas de commentaire particulier à faire, bien que celui-ci en soit un. On est juste porté du début à la fin, et on assiste étonnés à la mort ubuesque du personnage principal.

Chapeau bas, mon double rendez-vous matinal avec toi est en train de me revenir indispensable.

Bon, je vais déjeuner. On s’est engueulés avec Ducisse, et je suis sûr qu’il va exprès de refuser de me passer le sel de bain.

juillet 1st, 2014 at 10:22

Content que cette fiction te plaise.

J’imagine bien la mort, sous sa forme de faucheuse, arriver vers ce personnage et lui rire au nez ! Et lui apporter ensuite tous les articles sur sa mort dans la gazette locale 🙂
Je me disais il n’y pas si longtemps : tiens, cette drogue qui pousse au cannibalisme ne fait plus beaucoup parler d’elle dans les médias.

Merci pour tes commentaires qui me font plaisir de beaux matins : c’est une belle rencontre. Ce M Ducisse, j’en suis convaincu, ne te veux que du bien !

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