Melka
Comme toute fille qui devient femme, Melka éclot dans le noir : quelques traces de sang. Plus fille, désormais ! fulmine la mère, qui la soufflette à revers parce qu’il ne fait pas bon être femme dans ce monde, ni dans les mondes possibles qui se dessinent dans l’horizon blême, des campagnes désolantes aux villes industrielles.
« Le mauvais œil : méfie-toi du loup, devant ta forêt ! » hurle la mère en frottant sa main endolorie sur le sang de poule frais qui inonde son tablier à fleurs.
Elle serait bien restée enfant à l’infini, Melka : les courses dans les champs, au rythme de son printemps, les chats et souris survoltés à travers la campagne, le sourire jovial de Pierrot, sa petite fossette incurvée dans ses joues roses et dodues, la chasse au dahu, la cueillette des fruits, les longues siestes dans l’ombre des vaches, les petits baisers volés, derrière les meules de foin.
Melka, elle veut pas grandir ! Mais bon, pas le choix ! Ses copines se transforment jour après jour ; leurs corps s’étendent comme des allumettes. Tels des soleils, deux boutons informes bourgeonnent sur leurs bustes lisses et les garçons aiment ça : ils les suivent au crépuscule, quand elles rentrent des champs.
Melka, elle aime pas les garçons à part Pierrot, alors elle lui en veut pas, s’il essaye parfois de faire comme les grands.
À la vêprée, dans une cabane abandonnée, Pierrot lui montre son zizi ! Derrière un drap sale qui les cache du monde extérieur, il exhibe sa ficelle étrange et pose la main de Melka dessus. Melka, elle trouve ça étrange ! Elle a jamais vu ça ! Elle s’est souvent demandée ce qu’est cette bosse capricieuse qui déforme les pantalons des paysans, mais elle s’échappe toujours comme une petite souris, quand un de ces messieurs veut la lui montrer après lui avoir fait un chocolat chaud. Parce qu’il est tard. Ou qu’il est trop tôt.
Melka n’aime pas cette cabane qui hante le lointain. Elle se transforme au gré des vents, au fil des jours. C’est là que les enfants vivent leur premier ébat. C’est là qu’ils disparaissent en grandissant, changent à jamais, deviennent sérieux, ennuyeux, perdent le goût des choses, deviennent comme ses parents, soucieux, tout le temps, le regard vide, fatigué. Elle le sait Melka, elle a tout vu. De ses yeux. Elle sait que les enfants se métamorphosent en petits adultes, qu’ils délaissent leurs jouets pour s’y engouffrer, et revenir quelques temps plus tard avec un nourrisson.
Mais dire non à Pierrot. Jamais ! Personne ne dit non à Pierrot, parce que c’est un ange. C’est elle en lui, lui en elle, celui de tous les jeux, de tous les rires ; c’est son Pierrot à elle. Perrot quoi ! Le seul, l’unique. Un prince, si ce n’est qu’il n’a pas de cheval mais les sabots crottés. Un petit prince de rien. Le sien. Son rire ? Le soleil, la lune et les étoiles ! Alors, elle n’ose pas dire non à Pierrot. Ce n’est pas possible. Elle se tait, elle attend que ça passe. Ce n’est qu’une mauvaise passe : demain, ils reprendront leurs courses dans les champs !
Allongée sur la paille tandis que Pierrot l’écrase de tout son poids, elle attend, elle observe, elle prend la mesure de son souffle saccadé. Son regard, à Pierrot, ce n’est plus tout à fait le même et Melka, elle commence à avoir peur. Des lueurs furieuses qui pétillent dans ses iris, son visage convulsé, ce petit filet de bave qui lui coule des lèvres, ses yeux qui se révulsent : il se transforme, Pierrot, alors qu’une douleur étrange perfore cet endroit mauvais, cette faille immonde entre ses cuisses, cette fente tant redoutée où goutte parfois le sang de la douleur.
Elle dit non à Pierrot, mais Pierrot semble possédé par le diable : adieu les couleurs vives de ses joues, c’est un visage blafard qui la dévisage, alors qu’il grogne au-dessus d’elle. Ses deux yeux blancs, striés de veines, ont chassé l’océan merveilleux de ses iris. Melka a peur ! Et pourtant, Melka, elle ne voit pas derrière le drap le ballet oppressé des garçons plus grands. Ils n’ont pas onze ans, mais quinze, seize ou dix-sept. Pierrot leur a promis un quart d’heure sympathique, en échange de quelques centaines de francs. Il sait qu’ainsi il aura – enfin – son cheval : un solex, pour filer vers la ville.
Le 6 février pour la semaine 22 du Projet Bradbury.
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