Billet

La Poivronade du Lundi

 

Chaque lundi c’est un rite, un parcours initiatique, l’alcoolique délabré qui tient sa bouteille de rouge s’invite dans le bus, non loin des femmes qu’il aborde d’un bonjour chaleureux et bien senti. Lorsque ces malheureuses, attroupées comme des héroïnes de Sex in the City, sans le sexe mais bien dans la city, répondent – et elles répondent toujours – charmées par cette apparente bonhomie, cette humeur guillerette qui donne du baume au cœur. Evidemment, elles déchantent aussitôt.

 

Le saltimbanque, plus vif que goguenard, transforme très vite sa chaleureuse salutation en discours incohérent, souvent vilain, toujours connard, qu’il sature parfois d’invectives et de grandes leçons de vie. Les femmes ignorent alors tout à fait les élucubrations qu’il vitupère d’une voix guerrière, avec l’assurance des alcooliques les plus virulents, lesquelles profitent au bus entier : une belle déclaration d’amour au néant.

 

Ah ça fait sa bourgeoise mais je te dis-moi tu me donnerais pas une pièce y en a pas une pour me donner une pièce ça dérange t’aurais pas une pièce donc ? ou alors un ticket restaurant ? non les tickets-restaurants tu les gardes pour toi tu as bien raison et tu diras que non, ben non, tu n’en as pas de ces tickets alors que tu bouffes ton sandwich /

 

Vous êtes toutes pareilles des bourgeoises c’est tout hé et moi je suis vieux avant je travaillais tu vois je travaillais avec mes mains mais on ne travaille plus de la même façon avec ses mains maintenant c’est fini tout ça on est plus dans les années disco. Je portais des pat’def, tu imagines ?/

 

Sinon, tu connais mon copain Bouddha ? C’était un mec bien et il est mort, je suis triste qu’il soit mort putain il m’a laissé tout seul dans la vie, il savait prendre les directions de la vie lui, quand on a une amitié comme ça, qu’on s’aime entre hommes c’est beau, on s’entraide y a rien de plus beau les femmes vous vous comprenez pas ça, vous faites les tigresses

 

Toi t’as l’air d’en être une sacrée mais les hommes aiment les tigresses moi je me plains pas si une femme c’est une tigresse ça non / alors c’est bien ! Vous connaissez Bouddha ? Je suis trop mal depuis qu’il est parti mon pote Hubert il m’a appris tellement de truc et maintenant je me sens seul. Et le bouddhisme ? Le yin et le yang ? Vous connaissez pas hein ? Hahhh, je descends là, ça me plaît bien. Au revoir, veillez bien sur vous.

 

Elles répondirent à l’unisson, au revoir, bien qu’elles n’écoutèrent rien de sa gueulante, s’acharnant à deviser tant bien que mal en tâchant de ne rien laisser paraître de leur malaise, en bonnes citadines qui se respectent, élevées à la bienséance jusqu’au dégoût. Certains d’entre nous, dont le chauffeur qui ne doit rien ignorer de ses frasques, savent qu’il descend à cet arrêt chaque lundi ; seuls varient dans cette sombre équation la teneur de son propos et le contenu de sa bouteille.

 

061014

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