Billet

Kamel : Fragments d’une Vie en cinq Temps

 

Kamel

 

La mer en écume monte aux narines dans le reflux du bateau et, loin dans les horizons bleus, se dessine une citadelle de ciment, austère, stricte, comme une pierre tombale oubliée au temps, aux quatre vents.

 

C’est là que nous vivrons, dit le père, alors que la mère presse Kamel contre sa poitrine. Là-bas, tout est possible, et nous ne reviendrons pas.

 

Et Kamel de pleurer, de pleurer le désert, les nuits fraîches et le bruit des pas étouffés, les tentes qui bruissent au vent doux, les oasis merveilleuses qui se dressent, parfois, comme un mirage, en sanctuaire végétal, la promesse d’un ailleurs dans les alvéoles du monde.

 

Mais au soir parfois, dans la calanque rocheuse, il s’habitue à ce monde nouveau : le soleil l’a suivi comme une ombre, par delà la méditerranée. De ses rayons, il réchauffe sa peau mordorée, alors qu’il court avec ses cousins. Ces cousins d’ailleurs qui ne parlent pas comme lui, toujours dissimulé sous d’étranges oripeaux. Mais la mère et le père ont des sourires nouveaux.

 

Kamel attend. Des semaines, des mois, un an. Sous de nouvelles étoffes, à l’aube d’un rire qui n’est plus le sien, il efface son passé à l’encre de ses jours. Heureux, il s’ébaudit dans l’aurore blême de cette nouvelle vie.

 

 

K-mel

 

Qui chante dans la calanque donne au monde une nouvelle pulsation et le tout bat en rythme selon ses propres refrains : K-mel s’invente un destin sur le sable et donne de l’encre à son cahier : des désirs immenses.

 

Au milieu des autres, K-mel mène une danse que lui seul comprend, une contre-danse qui envoie tout valser : ni les garçons ni les filles ne le suivent désormais parce que sa voix, à K-Mel, n’est plus la voix d’un groupe, mais sa voix à lui, la sienne de voie, et qu’elle fait des siennes dans ce petit cosmos étriqué.

 

K-Mel se promène seul à la surface du soir et sombre, son reflet sélénien dans les eaux troubles lui donne le souci du lendemain. K-Mel ne comprend pas, mais K-Mel sait : c’est dans les veines que bat le sang, dans les veines que se dessinent les mouvements du cœur, des battements qui vont, qui viennent et qui s’en vont. Une légion de papillons.

 

Il va loin, parfois, le cœur, dans le jeu des plus grands !

 

 

K@mel

 

Des horizons nouveaux se dessinent dans les lignes qui courent sur l’écran blanc, à la recherche toujours d’un point, un monde sans virgule où les lettres n’ont d’existence que rêvée, cette volonté de dessiner l’autre à l’aquarelle de ses envies.

 

Le désir de l’autre. De lui, d’elle. Un rêve d’amour croqué au bord des songes.

 

K@mel ne voit pas son reflet dans la glace, mais dans les yeux d’autrui, les iris contrariés qui s’éteignent aussitôt à l’aune de son sourire : ses parents qui murmurent en coin, au repas du soir, les regards fuyants et silencieux de ses camarades. Mais qui sait ce qu’il est K@mel alors qu’il ne le sait pas lui-même, toujours à courir parmi les illusions qu’il se tisse, au fil du soir ?

 

Dans l’eau troublée ou la transparence cruelle des miroirs, K@mel cherche K-Mel en ombre chinoise, Kamel qu’il n’a pas connu et qui, sur les photographies, ressemble à un petit garçon qu’il aurait pu aimer. Où sont donc passées ces vies, se demande K@mel, ces existences passées qui n’ont plus le goût de l’autrefois ?

 

Où trouver les réponses quand Nourah et Yvan disparaissent dans la brume grise des jours nouveaux, emportant avec eux ses derniers refrains, cette volonté immense de dire, d’aimer, de vivre ?

 

K@mel regarde le vide qui ondoie au précipice de ses nuits obsidiennes. C’est une nouvelle vie qui meurt, une autre qui se dessine dans l’horizon : il faut se débarrasser de tout, de tout, même de sa peau ! K@mel pleure, un peu, peut-être, dans ce silence qu’il s’invente.

 

Un destin, c’est ce qu’il faut, non ?

 

(Nos vies ne sont faites que de départs. D’autres villes, comme des phares dans la nuit, le guideront.)

 

 

@mel

 

Qui rencontre @mel devient amoureux – ou s’éprend de haine car @mel attire tout autant qu’elle attise : le feu, la curiosité, l’envie et sa jumelle cruelle, la haine. Car @mel titille le ventre chaud des hommes, la stupeur famélique des femmes.

 

Quelle est cette créature qui se tient devant, à la fois présente, et terriblement distante ? Est-ce un homme, une femme, un Djinn ?

 

Voilà ce qui se dit, dans l’ombre.

 

Voilà toutes les questions qui fusent sur l’onde des soirées, les questions qui infusent dans la rumeur éclatante du jour, les questions qui ourlent leur complainte dans l’ouverture heureuse d’un point d’interrogation.

 

Or, @mel ne pleure pas, jamais : elle a ouvert ses chemins à la vie. Elle se sent plus que jamais vivante, au confluent d’elle-même. Homme ou femme ? Qu’importe si l’on a trouvé comme un trésor la partition de sa musique.

 

Ma partition, la voici.

 

@mel la donne, bat la mesure.

 

On lui prête le don d’agacer par la démesure. Mais non. Elle a son propre rythme, IL a sa propre pulsation. Et le tout qui s’emmêle, s’entremêle jusqu’au point de rupture.

 

Non, ce n’est pas ce sexe qui bat entre ses jambes qui donne le La, non ! Ce sexe, le centre de toutes les attentions… ce sexe n’existe pas, n’a jamais existé. Ou bien est-ce celui des anges, celui qu’on ne doit pas questionner ? Celui qui s’impose par son absence.

 

 

Armelle

 

 

Quand la mère et le père décèdent, @mel se fige dans un doute immense, une montagne à gravir : comment apparaître au noir, dans l’ombre d’elle-même ? Comment retrouver ces fantômes, ces fantoches d’un temps révolu ? Comment trouver le courage ?

 

Des vies oubliées, Armelle a fait le deuil.

 

Que dire face au visage de cire de ceux qui nous aimaient autrefois, ceux qui ne bougent plus, se figent dans leur nuit, enfin ? Que faire devant ces poupées immobiles, remisées dans un grand placard noir ?

 

Armelle ne connaît personne dans ce monde de pleurs et de cris qui apparaît devant elle : des fourmis sombres qui jaillissent de toute part, devisent du monde d’hier et d’aujourd’hui, frémissent à l’idée d’un lendemain.

 

Parfois, le passé s’invite au détour d’un regard. Armelle n’en retient qu’un souffle de vent au creux de son cou : presque rien.

 

Puis, Armelle s’échappe de ce monde clos, retrouve le soleil, se perd jusqu’à nuit dans la calanque oubliée : les mille-et-une histoires de Kamel, de K-mel et K@mel lui reviennent comme autant de parfums.

 

Émue, Armelle retrouve Kamel au bord de ses larmes : l’enfant qu’elle aurait aimé être. Elle comprend au présent ce que lui raconte le chuchotis des vagues : il est resté lui-même, toujours à vouloir définir son plus grand mystère, noyé dans le creux sinueux des flots. Il n’a jamais trouvé de phare, Kamel, pour éclairer sa vie. Et après ? Qui a besoin d’un phare quand la nuit est si douce ?

 

 

 

Le 29 février pour la semaine 24 du Projet Bradbury.

 

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