Billet

Orphée

 

Acte 1

 

Ô toi l’auguste voyageur qui, dans l’Odyssée écumante du Bradbury, te perdras sur ces pages, je vais te conter l’histoire d’Orphée l’Argonaute, poète et musicien voué à Apollon, perdu à jamais pour l’amour de sa tendre Eurydice. Après la mort de cette merveilleuse dryade qu’il combla de baisers et de douces musiques, il descendit aux Enfers armé de sa lyre, bravant Cerbère, les Érinyes et Hadès pour la retrouver.

Le malheureux, à qui le miracle fut accordé d’aimer à nouveau, emporté par sa folle passion et ses sourdes inquiétudes, osa se retourner une dernière fois pour la voir malgré l’interdiction d’Hadès. Il voulut revoir son visage, avant que la lumière du soleil ne vienne lui insuffler une nouvelle vie, un nouveau destin.

Eurydice disparut à jamais et le bel Orphée, inconsolable victime de ses désirs, fut perdu pour lui-même, sans cet unique amour, errant dans un monde froid et dépeuplé, déployant sa lyre en vain, pour conjurer.

 

 

 

Acte 2

 

Au jour ardent, sous le zénith, jouant des sept cordes de la lyre et charmant les animaux, Orphée, éperdu d’amour, noyait son regard dans les iris d’Eurydice qui dansait aux quatre vents parmi les biches envoûtées.

Des oiseaux dessinaient dans le ciel doux les motifs du cœur ou, sur les branches des arbres dociles, marquaient la cadence de leurs pattes graciles. Pas un n’osait siffloter ses ritournelles : la gaîté jamais ne rivalise avec l’Extase qui laisse l’homme et la nature en pâmoison. De chaque note, les beautés d’Apollon enivraient la nature qui fit taire une à une ses voix les plus profondes : ni le vent ne bruissait, ni le ciel ne grondait.

Alors qu’Eurydice souriait à l’homme qu’elle aimait et qui se perdait en elle, pinçant d’un doigté agile les cordes énamourées, Eris, énervée de cette harmonie et prompte à la discorde, invita l’un de ses serpents sourds, afin que cesse la musique et ce transport amoureux. Cette vipère vigoureuse, personne ne l’entendit se faufiler, siffler, féroce et vivace ; elle distilla ses venins dans le pied d’Eurydice, touchant une veine saphène.

Morsure cruelle : la dryade s’écroula, les yeux vibrant de douleur, dans un cri qui dissipa l’ondée du concerto, invitant un silence macabre. Aussitôt, les doigts du poète se figèrent d’effroi et l’allégro se tut. Les biches se ruèrent dans la brise, par delà les fourrés. Les oiseaux s’envolèrent dans une stridence lugubre et le ciel, d’un coup, s’assombrit, moiré de nuages orageux.

Orphée, qui ne vit pas le maudit serpent tant il était captif du regard de la belle dryade, se jeta aux pied de sa belle, désemparé : déjà la mort s’écoulait dans ses veines ! Funeste malédiction ! Le teint d’Eurydice blêmit à vue d’œil. Son front chaud, qu’il parcourait de ses mains et de langoureux baisers, il le mouilla des larmes de son corps, pour éteindre la fièvre, juguler les poisons, la funèbre oraison, mais, d’un mot silencieux, elle rendit son dernier souffle face à la nue épouvantée.

L’amour d’Orphée était impuissant ! Stérile ! Inutile !

Incapable de conjurer, de ses sentiments, cette malédiction, il sut qu’il ne lui restait que les miracles de la musique, pour espérer à nouveau la revoir un jour, elle, la belle Eurydice, non pas figée dans ses bras, roide et glacée, mais heureuse à nouveau, sa silhouette émouvant les jours et ses iris, au son de ses instruments : elle ne pouvait que vivre, au travers de ce poème vivant.

N’était-il pas touché par les muses ? N’avait-il pas obtenu, par ses talents divins, les grâces infinies d’Apollon ? Il enchanterait de sa lyre les Enfers pour que lui revienne la femme aimée ! Quel dieu resterait insensible à son art ?

 

 

 

 

 

Acte 3

 

Aux Enfers, il descendit par la béante caverne, bouche d’ombre de l’Averne, pour rejoindre l’Erèbe et son brouillard noir où l’attendait l’infernal Cerbère, juché devant un tunnel obscur comme une nuit sans étoile.

A l’affût, de ses trois têtes, il vit l’éphèbe se dessiner dans le brouillard : quel imprudent se promènerait ici, dans une brume ausi froide ? Etait-ce de la folie de l’homme qui a tout perdu qui luisait, au coin de son regard vide mais résolu, palpitant de mille flammes ? Ou bien une volonté, peut-être, de rejoindre à jamais le royaume des morts ? Personne ne serait aussi audacieux pour le défier et pourtant, Orphée, de sa lyre, orchestra son entrée : les trois têtes de Cerbère furent charmées de cette pluie de notes enchantées.

Jamais le vestibule du monde des morts ne fut si lumineux. Immobile et docile, Cerbère, ému par trois fois, laissa cet homme le contourner et disparaître au loin. Toujours charmé par l’écho de cette musique qui résonnait en lui, il en oublia ses devoirs et n’en regretta rien, jamais !

Orphée s’engouffra dans les ténèbres jusqu’à rencontrer sur les rives du Léthé les affreuse Érinyes qui l’encerclèrent de leurs ailes maudites, leurs chevelures agitées de serpents féroces, dardant leurs langues affûtées, sifflant au-dessus de ces têtes d’harfreuses.

De leurs yeux noirs et cruels s’écoulaient des stries de sang. Chacune portait une torche verte pour voir Orphée dont le visage, décidé, plein d’hybris, n’éveilla que colère, un appétit féroce de destruction : elle se ruèrent sur lui, les griffes acérées pour l’envoyer à jamais aux précipices.

Or, le musicien empoigna sa lyre et les sept Érinyes dansèrent, en cercle, balançant leurs lanternes au-dessus de sa tête pour illuminer le musicien. Eclairé par ces étoiles étranges, il parvint jusqu’aux Champs Elysées, où il pénétra d’un pas démesuré, déployant les trésors de sa lyre jusqu’à rejoindre le palais somptueux d’Hadès. Perséphone, émue de son histoire, et son époux, le dieu des Enfers, l’écoutèrent avec grande attention.

 

 

Acte 4

 

Bien qu’Hadès reconnût les qualités divines de cette musique, son pouvoir éclatant sur le monde, sa nécessité et celle du poète musicien, son âme rétive aux Arts ne tomba pas en pâmoison.

Alors, la voix d’Orphée se fit entendre : douce, profonde, émouvante. Il évoqua de Perséphone la longue absence rituelle, ces six mois de séparation cruelle, cet hiver amoureux alors qu’elle semait l’été sous le ciel lumineux, parmi les vivants. Si Hadès pouvait ressentir le manque de son épouse pendant ses six mois d’absence, n’était-il pas capable d’imaginer ce que pouvait représenter une privation éternelle ? Ne restait-il pas, dans son cœur, une petite flamme, une place pour les sentiments ? Ne comprenait-il pas mieux que tous les autres dieux cette solitude sans l’être aimé ?

Point de nuit éternelle dans ses entrailles : Hadès usa de son pouvoir. « Comme je te comprends, poète, dit-il d’une voix caverneuse. J’imagine la plaie béante qui s’ouvre à chaque minute au souvenir d’Eurydice, cette fatalité. Comme l’absence est déchirante ! Je t’autorise à la ramener au monde des vivants mais attention : pas une seule fois tu ne te retourneras, ni ne lui parleras ! Aucune des créatures des enfers ne viendra interférer dans votre marche, elles ne vous verront pas. Sache qu’Eurydice ne te parlera pas. Les fantômes n’ont pas de voix, mais qu’elle suivra, dans ton ombre, chacun de tes pas. A toi, poète, de tempérer tes désirs, aussi verras-tu si tu la mérites vraiment ! »

Ainsi Orphée quitta le palais du Dieu des enfers, suivie du fantôme de la dryade : c’était elle, Eurydice ! Sous le voile cotonneux de son corps évaporé, ses traits, sa chair dessinaient les contours merveilleux de sa silhouette aimée. Orphée la sentait, fondue dans son ombre, glacée comme le souffle du meltémi. En proie à ce désir désir de plus en plus violent de lui parler, de la regarder, cette urgence irrépressible, plus sourde encore que les voies de la passion, il accentua sa marche, jusqu’à ne plus sentir cette fraicheur derrière lui, par devers lui, ce qui le plongea dans les gouffres effroyables du doute.

Il s’arrêta quelques instants, haletant, décidé à l’attendre, jusqu’à ce qu’il la devine près de lui, mais il ne ressentait plus cette sensation, perdue pour toujours. « Eurydice ! hurla-t-il en se retournant, comme fou, victime de cette déraison ». Il n’aperçut, l’espace de quelques secondes cruelles, qu’une lueur diffuse étouffée par les ténèbres de la nuit : Eurydice, évaporée, disparue, aspirée à jamais par le monde des morts !

 

 

Acte 5

 

Orphée remonta à la surface de la terre, accablé de chagrins, les yeux gonflés de larmes, la bouche pleine de cris, puis il marcha des heures et des heures dans un silence pesant que ne lui connaissait pas la nature. A son passage, les animaux s’arrêtèrent, les plantes se courbèrent. Tous compatirent à la douleur du poète, qui se trainait lamentablement, avec sa lyre, sur les sentiers des paysages mornes qu’il ne regardait plus.

Las, le cœur crevé, rongé par la culpabilité, il traversa jour après jour campagnes et forêts, plaines et montagnes, égrenant ses larmes sur la terre meuble, retrouvant à l’aube d’un jour nouveau la voix des Arts pour chanter son tourment et faire revivre, au travers de ses notes éplorées, son amour éternel pour la belle Eurydice.

Sa musique, mue par d’autres émotions, ne soulagea pas son cœur inondé de remords, qui saignait à chaque note sa fatale détresse. Ni la nature ni les animaux n’y trouvèrent allégresse et beauté, mais un désarroi si profond qu’il plongeait le monde au fond de l’abîme.

Les femmes pourtant, à cette histoire d’amour, s’émouvaient de ce pathos et partageaient les larmes du poète maudit : elles s’inventaient Eurydice, prêtes à le suivre dans son propre enfer, pour rejoindre sa couche désertée ; être aimée ainsi, et guérir cet homme.

Orphée, désemparé, ignora ces créatures, qui n’étaient que des ombres : aucune lueur d’espoir dans les torches qu’elles brandissaient pour l’éclairer. Qu’elles saignent des larmes d’amour ou répandent de merveilleuses paroles, jamais elles n’éclaireraient le brasier intense de ses yeux noyés ; seule feue Eurydice allumait en lui le désir et l’amour, faisait crépiter l’âtre de ses iris, où soufflait la cendre grise d’un volcan éteint.

Or, toujours, il partait par mille chemins, condamné à errer jusqu’à ce que la mort l’appelle. Il la trouva enfin, au coin d’un sentier poussiéreux, charmant d’une complainte tragique ménades et satyres sur le chemin des Dyonisies : attirés par ce chant funèbre d’une tristesse absolue, frustrés que l’éphèbe en proie aux larmes ne cédât à leurs avances empressées, les dévots enivrés se ruèrent sur Orphée dont il déchiquetèrent sans bruit les oripeaux et la chair, transformant le poète, enfin heureux, en mare de sang.

Telle est la légende du musicien poète Orphée ! Nul ne sait s’il retrouva la belle Eurydice aux confins des Enfers. Les Muses éplorées, ramassant ses membres dévorés, n’ont jamais fait le deuil de celui qui leur donna la vie, se promenant non loin de son tombeau en Leibèthres. C’est en ce lieu, au pied de l’Olympe, que l’on entend parfois au crépuscule le lamento d’Orphée, cherchant toujours sa lumière.

 

Ecrit le 22 et 23 octobre 2017 pour le Bradbury Challenge, participation de semaine 7.

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