Billet

L’Aka Manto

 

Il était une fois, au pays du soleil levant, un jeune garçon bien sage du nom de Shinji. Au soir venu, la tête posée sur un nuage de coton, il attendait que son père le promène au fil des mots dans un pays de conte, avant de lui confier les clés de ce royaume merveilleux.

 

Les exploits de Kintarō, le périple de Momotarō résonnaient en lui en images, en mélodies, peuplaient son imaginaire d’enfant.

 

Au terme de ce beau voyage, il serrait sa peluche Totoro, un grand sourire aux lèvres, puis fermait ses petits yeux et glissait dans la nuit moirée. Enfin, il pouvait pénétrer dans le royaume des songes, parmi les cerisiers, à l’ombre douce des sanctuaires, sous l’éclat diamantin d’une lune d’argent. Alors, les rêves déroulaient leur parchemin d’or parmi les nébuleuses.

 

Seulement, un soir d’hiver, le père de Shinji ne fut pas d’humeur à se coltiner d’idiotes billevesées, à inventer ces paysages, faire vivre ces personnages insensés. Le marionnettiste en lui s’était tu ; l’amour du fils, en sourdine, l’ennuyait. Et, si le saké l’enivrait, il ne déliait pas sa langue pâteuse.

 

N’était-il pas temps que Shinji grandisse ? Devienne un homme ? Un vrai ? Qu’il se confronte au monde d’aujourd’hui, loin des légendes idiotes qui croupissent dans les livres ? Les contes? Des sornettes ! Les yōkai ? Des sottises ! Qu’un vil Oni l’emporte s’il divaguait !

 

Mais Shinji réclamait son histoire à corps et à cris et la mère, alertée par l’esquisse d’une larme, supplia son époux : deux trois courbettes, des entrechats, un petit drame en filigrane.

 

La mort dans l’âme, le père de Shinji ne put lui briser le cœur et s’en alla voir le garçonnet qui accaparait ses soirées, l’empêchait de vivre parfois, l’étouffait un peu, beaucoup – à la folie quand le saké circulait à flot dans ses veines.

 

« Shinji, aujourd’hui, je vais te raconter une histoire du monde des hommes. Une histoire vraie. Est-ce que tu m’écoutes ? »

 

Shinji écarquilla les yeux, suspendu dans le temps face au visage goguenard de son père. Cette haleine étrange – qu’il ne lui connaissait pas – l’intrigua quelque peu. Le monde réel n’avait pas l’air passionnant : il le voyait chaque jour, terne et sans saveur. Mais, tel un automate, il hocha la tête, dessina sur son visage triste et fatigué un sourire fantôme. Une histoire vraie, c’était sans doute mieux que le silence menaçant d’une nuit sans conte, livré aux monstres qui naissent des peurs d’enfants.

 

« C’est l’histoire de l’Aka Manto, qui rôde un peu partout. Dans les entreprises, dans les écoles, dans les magasins…

– Il va chez les gens parfois ? interrompit Shinji, qui ne reconnut pas dans cette amorce insolite la fluidité légère, le timbre coloré, l’imagination débordante de son père.

– Il va chez les gens parfois, mais surtout, il va où vont tous les Hommes : dans les toilettes !

– Les toilettes ! » s’exclama Shinji, qui pensa que ça devenait étrange.

 

Etait-ce un yōkai malicieux qui regardait le zizi des petits garçons ?

 

Il voulait rire, Shinji, avec ses petites dents qu’éclairait une lampe Pikachu, mais son père enivré poursuivit ce conte qui n’en était pas un, cette histoire qui n’en était pas une : celle de l’Aka Manto.

 

« L’Aka Manto se promène souvent du côté des toilettes. Alors, quand tu y vas, regarde toujours s’il y a du papier. Car l’Aka Manto vole le papier. »

 

Shinji brûlait de savoir pourquoi l’Aka Manto volait tout le papier – écrivait-il des poèmes dessus, façonnait-il des origamis ? – mais le visage de son père l’inquiétait. Ses rictus forcenés, son regard vague et humide, sa voix tantôt menaçante, tantôt rieuse, l’effrayaient.

 

« Il vole le papier ! Taaaaaaaaaaaa ! » s’égosilla le père, avant de retomber dans le silence et poursuivre, du bout de ses lèvres puantes :

 

« Tu dois te demander ce qu’il en fait du papier, mon fils, mais personne ne le sait. Il ne faut surtout pas faire caca si il n’y a plus de papier, voilà le piège ! Parce que si tu fais caca et qu’il n’y a plus de papier, tu ne peux plus t’essuyer ! Ah ha ! Et c’est ça qu’il attend l’Aka Manto, pour apparaître ! Il attend que tu veuilles t’essuyer le derrière ! Alors, il te proposera un de ses rouleaux. Il te demandera d’une voix charmante : un rouleau bleu, ou un rouleau rouge ? »

 

Shinji frémissait dans ses couvertures et étouffait, de ses petits bras crispés, la peluche rondouillarde contre son torse d’enfant.

 

« Et tu sais ce qu’il faut répondre  ? Hein ? Il ne faut pas prendre le rouge, parce que l’Aka Manto te tranchera la gorge ! Tu penses qu’il faut dire bleu, mais non ! Il ne faut pas demander le bleu mon fils… car si tu demandes le bleu, l’Aka Manto t’étranglera avec ses mains répugnantes de monstre ! »

 

Les larmes au bord des yeux, Shinji s’inventa aussitôt un Aka Manto, un esprit mi-vampire, mi loup-garou. Une créature polymorphe d’une laideur absolue, au poil noir et dru, aux iris abyssaux, la bouche ensanglantée, dissimulée derrière un manteau rouge !

 

« Méfie-toi de l’Aka Manto, Shinji ! Regarde-toujours si il y a du papier toilette avant de faire caca ! Et si tu tombes dans son piège, ah, si tu tombes dans son piège, tu n’es pas obligé de choisir un rouleau bleu ou rouge, tu peux très bien ne pas t’essuyer mon fils. Garder ta merde au cul ! Mais tout le monde le sentira, l’Aka Manto, derrière toi ! Et ton odeur dégueulasse ! Ta sale odeur de lâche. Personne ne voudra te parler, mon fils. Tu auras la honte ! La honte, à jamais ! »

 

Alors, le père se leva dans un rire sonore et plongea la chambre de Shinji dans le noir. Très vite, un théâtre d’ombres s’invita dans la couche de l’enfant mortifié, creusant des cernes violacés sur son visage doux. Tandis qu’il sombrait dans les méandres ténébreux de l’insomnie, Shinji serrait les dents pour retenir cette envie oppressante qui le clouait au lit, barbotait dans son ventre, jusqu’à ramper, féroce, sur ses draps : des selles visqueuses et chaudes, comme une montagne de sang. La honte, plutôt que la mort !

 

 

 

Conté le 23 janvier pour la semaine 20 du Projet Bradbury

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