L’Amour pour les Nuls
Sur son trente-et-un, après avoir essayé pas moins de cinq tenues, Dick se trouve élégant. Il déambule parmi la faïence de la salle de bain, d’abord d’un pas hésitant, puis d’une démarche affirmée. Ce n’est pas de l’élégance, non, mais une beauté totale, absolue : ce look est parfait et lui va à ravir. Il s’étonne d’avoir mis autant de temps à l’adopter !
Or, soudain, il s’immobilise. Quelque chose ne va pas, un détail infime qui, malgré tout, a son importance : sa coiffure. Suffit de quelques gestes, et il n’y paraîtra plus, pense-t-il. De la brosse eighties en passant par une coupe décomplexée, aux pics acérés, il essaie d’arranger ses cheveux du bout des doigts, jusqu’à s’approcher de la perfection : une vague sculptée, pour un effet décoiffant qui sied à sa physionomie et s’accorde avec sa tenue.
L’heure tourne : Tina arrive bientôt. Tina, c’est son premier rendez-vous amoureux depuis qu’il a emménagé dans ce quartier résidentiel. Une toute nouvelle vie, jusqu’alors sans surprise : la routine d’un travail fastidieux entre neuf heures et dix-sept heures, quelques sorties sans surprise dans un bar peu animé, à deviser de tout et de rien avec de parfaits inconnus. Des individus pas très bavards, ni intéressants, aux styles vestimentaires génériques, pour ne pas dire indigents.
Pour conjurer cette vie monotone, Dick se préoccupait que de sa décoration intérieure, sur laquelle il passait un temps considérable, au détriment du reste. Adieu le vide des espaces, un peu trop franc, angoissant. Il a même frôlé le découvert pour acheter quelques meubles asiatiques pas vraiment à son goût. De même, il n’a pas hésité à repeindre les murs plusieurs fois, jusqu’à trouver la teinte qui aillât à chaque pièce.
Ce qui pourrait passer pour du perfectionnisme ne l’est pas : Dick est plutôt du genre indécis, noyé dans ses hésitations. Heureusement, il est supervisé par son meilleur ami Jonathan qui, depuis son emménagement, l’épaule dans chacune de ses entreprises, l’assiste dans ses choix les plus importants, tels qu’un placement financier, jusqu’aux plus accessoires : le look, les endroits à fréquenter, les conversations à mener, la couleur de ses sous-vêtements. Dick serait perdu sans lui comme d’autres sans leur assistant personnel, voire leur smartphone. En son absence, il stagne de longues heures sur son nouveau canapé, regarde la télévision et laisse le temps s’écouler péniblement, comme une parenthèse qui n’a de cesse de croître.
C’est lors de ces longues pauses que Dick, aiguillé par Jonathan, a compris qu’il lui manquait quelque chose d’essentiel : un passe-temps que certains appellent l’amour, d’autres le couple. Dick est seul. Il est seul quand il regarde la télévision. Seul quand il mange son repas, réchauffé minute au micro-onde. Seul, enfin, dans son lit king-size. Seul comme un con. Jonathan, fort de son savoir, n’avait de cesse de le mettre sur la voie depuis son arrivée dans le quartier, mais Dick semblait n’en faire qu’à sa tête malgré les opportunités : les femmes du bar qu’il fréquentait au soir tombé ne lui plaisaient pas. Trop ceci, trop cela. Trop bavardes, pas assez apprêtées. Trop distantes, trop collantes, trop pédantes. Trop cendrillon, parfois. Ou pas assez. Il y avait toujours des couacs étranges dans la conversation, une impression parfois désagréable de ne pas parler le même langage. Pourtant Dick n’est pas un garçon difficile.
Alors, suivant les conseils toujours précieux de son meilleur ami, Dick acheta un ordinateur et se connecta sur le célébrissime site de rencontre Miitic, dans l’espoir de trouver chaussure à son pied – et de prendre son pied. Très vite, il contacta Tina, une jolie brunette munie de forts arguments qu’il poursuivit de ses assiduités. Par chance, elle désirait le voir au plus vite. Jonathan lui suggéra d’attendre d’avoir une piscine avant de la rencontrer en chair et en os. Quoi de mieux qu’une piscine pour être certain de conclure ? Hélas, il faudrait économiser pendant trois mois pour se permettre une telle dépense ! Dick tergiversa quelques secondes et se surprit à l’inviter au seul restaurant du quartier.
Ce qu’il craignait arriva : Tina refusa… le restaurant. Elle souhaitait qu’il lui fît à manger ! WTF ! Quelle surprise !
« Les hommes modernes doivent cuisiner, écrivit-elle. On va voir ce que tu vaux ! Ce soir, ça te va ? »
Perplexe, Dick hésita un moment, à cause de son niveau culinaire proche du néant. L’urgence de cette invitation le tétanisait. Que se passerait-il s’il refusait ? S’il reculait l’échéance ? Accepterait-elle d’attendre quelques jours ou irait-elle flirter avec le premier venu ? Malgré ce risque, il se surprit à lui répondre oui, ce qui le paniqua totalement. Comment allait-t-il faire maintenant qu’il s’était foutu dans ce guêpier ?
À part réchauffer un surgelé ou commander une pizza, que faire ? Certes, il possédait tout l’équipement requis : un micro-onde, un four, des plaques à induction, et toute la batterie de cuisine nécessaire, mais cela ne suffisait pas ! Non ! Plus que jamais, l’expertise de Jonathan serait nécessaire pour concocter un menu et le mener à bien, étape par étape. Ce dernier répondit présent, comme à son habitude, pour le guider dans cette entreprise de haut vol. Il l’accompagna, l’aida à choisir le menu, à dresser la table, à gérer les cuissons.
Bref, c’était dans la poche, et Dick s’en réjouissait ! Grâce à son ami, sa rencontre avec Tina se passerait sous les meilleurs auspices.
*
Maintenant que tout est sous contrôle, un sourire artificiel s’incruste sur son visage de vainqueur et ne le quitte plus tandis qu’il retourne avec une spatule noire deux steaks de soja dans une poêle sans matière grasse, en sifflotant tranquillement, dandinant du bassin, joyeux comme jamais.
Dring, Dring.
Tiens, la voilà !
Pile à l’heure. Vingt heures trente.
Tout se passe comme prévu.
Un Yes ! tonitruant s’échappe de sa bouche.
D’un pas nonchalant, Dick s’achemine vers la porte, qu’il ouvre dans un geste maladroit. Son teint vire au carmin quand Tina, moulée dans une robe en lycra aussi putassière que divine, l’embrasse du bout des lèvres. Il peine à articuler un bonjour. Heureusement pour lui, Tina est réactive et lui rend la pareille dans un sourire enjôleur ; une mécanique de rendez-vous encore moins grippée qu’espéré. Tout se passe comme sur des roulettes !
Mais Dick tâche de n’en rien montrer, bien qu’il tremble de tout son corps, hésite, plus gauche que jamais. Il la débarrasserait bien de son manteau, or, contrairement aux prévisions de Jonathan, elle n’en possède pas ! Cela le perturbe quelques secondes, mais ne l’empêche aucunement de suivre les recommandations à la lettre : d’abord l’inviter à rentrer, puis lui faire visiter la maison pièce après pièce, pour enfin la conduire sur le canapé. Un plan sans accroc qu’il a du mal à suivre, puisqu’il revient sur ses pas, hésite devant les portes : que se passe-t-il ? Dick est tétanisé et ne comprend pas ce trac. Tina lui sourit, et semble s’amuser de la situation.
Une fois assise, il lui sert avec empressement quelques amuse-bouches bon marché, avec un vin aromatisé à la pêche. Paraîtrait que les gonzesses en raffolent, comme les mouches le sucre. Puis, nul doute qu’ils passeront à table et, enfin, cerise sur le gâteau, sous la couette. Tel est le programme que Dick envisage, celui que lui a concocté l’indispensable Jonathan, toujours au fait de ce qui fonctionne. Que ferait-il sans lui, si ce n’est devenir obèse devant son poste de télévision, gavé de séries idiotes et de cacahouètes trop salées ?
En attendant, Tina se love sur le canapé. Elle picore les chips que Dick a versées dans un saladier géant. À part les craquements agaçants des pommes de terre, c’est un silence gênant qui s’impose entre eux. Lui, il aimerait déjà la toucher. Hélas, il sait que ce n’est pas possible, qu’il risquerait de se manger une sacrée gifle ! Ne jamais brusquer une minette. Elle partirait furieuse et il ne la reverrait plus, comme si elle avait quitté à tout jamais la ville : le monde est ainsi fait, Jonathan le lui a appris, du haut de son expérience. Le cœur de Dick se resserre à cette pensée. Il réfléchit. Il attend qu’elle sirote le vin bon marché pour la complimenter, et tromper sa vigilance à mesure qu’elle s’imbibe. Mais, à peine trempe-t-elle ses lèvres qu’il passe à l’attaque, se surprenant lui-même de cette audace.
« On ne t’a jamais dit que tu es jolie, Tina ?
– Hi Hi ! Merci Dick tu es pas mal aussi…
– J’aime bien ta coiffure !
– Merci, moi aussi.
– Tu as de jolis vêtements.
– Ah oui ? Les tiens sont pas mal.
– Tu les as achetés où ?
– À Zarba, et toi ?
– À Zarba aussi, quelle coïncidence ! »
Avec un tel point commun, Dick se sent désormais en confiance. Les choses s’accélèrent bien malgré lui puisqu’il ne manque pas de l’inviter à passer à table, alors qu’il aurait aimé une discussion plus approfondie. La demoiselle ne se fait pas prier et, d’une démarche chaloupée, presque saoule, rejoint la table que lui indique Dick.
Gentleman improvisé, celui-ci l’installe, prenant soin de pousser la chaise afin qu’elle s’assoie. Ce geste n’était pas prévu au programme, mais fait son effet : Tina minaude pour son plus grand plaisir, et sourit davantage, comme conquise. Détendu, bien que toujours soucieux de son objectif, il lui offre alors une rose sortie de nulle part. Et là, c’est l’extase : Tina fond, elle montre presque son cœur ! Elle se lève avec précipitation, se pâme devant lui, lui prend les mains pour qu’il se lève à son tour. Elle le regarde langoureusement puis embrasse sa joue avec un enthousiasme somme toute excitant.
« Merci pour la fleur.
– De rien, ça me fait plaisir.
– Tu as bien choisi.
– Tu as dit dans ton profil Miitic que tu aimes le rouge.
– Oui, j’aime le rouge. Et toi ?
– J’aime le rouge aussi. »
Un second point commun : il n’en faut pas plus à Dick pour sourire béatement et enlacer machinalement Tina qui, les lèvres ouvertes, accepte son baiser, se frotte à lui langoureusement, dans un fracas d’onomatopées sulfureuses. Emportés par cet élan amoureux inattendu, les deux tourtereaux, dans tous leurs états, se dirigent vers la chambre à coucher tandis que les steaks de soja carbonisent tranquillement dans la poêle, emplissant peu à peu la cuisine d’une fumée qui ne les perturbe pas.
***
Jonathan observe non sans curiosité cette scène grâce à un système de caméras avancé et savoure cette mécanique par trop huilée d’un rendez-vous somme toute cliché, aux paroles lapidaires. Leurs voix sont plus vraies que nature, la synthèse vocale sans accroc. Quant aux graphismes, d’un photoréalisme encore jamais atteint, n’en parlons pas : Jonathan, adolescent pustuleux, gras comme un cochon, ennuyeux comme un magazine d’économie, bande comme jamais à reluquer l’intimité du beau Dick et de la sulfureuse Tina. C’est tellement plus impliquant qu’un film pornographique en basse définition, qu’une télé-réalité inutilement verbeuse et téléphonée, que les ébats de sa jeune sœur avec des quidams du lycée, vus à travers le trou de la serrure !
Hélas, malgré les promesses de l’éditeur lors de la campagne promotionnelle, le jeune homme déchante à la vitesse de la lumière : alors que Dick et Tina se retrouvent dans leur plus simple appareil, qu’ils se caressent sur le lit, émettent des susurrements coquins, leurs corps si prometteurs sont noyés dans une infâme bouillie de pixels, dont seules les têtes béates dépassent, tout cela à cause de PEGI la pas cochonne. La mort dans l’âme, le sexe aussi turgide qu’un escargot, Jonathan fulmine, en enlevant son Enculus Rift : vivement qu’un mod vienne corriger cela, crache-t-il en pensée, dépité ! Alors, les SIMS 6 seront le simulateur de drague ultime !
Nouvelle pour la semaine 36 du Projet Bradbury.
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