Billet

L’Inquiétante Etrangeté

 

 

« …Et, sur le trajet, j’ai décidé de m’arrêter. J’étais fatigué, je crois.

– Où vous êtes-vous arrêté ?

– Dans la petite ville frontalière de Licheimhun, que je ne connaissais pas, mais j’ai très vite été attiré par les panneaux ville fleurie cinq étoiles. On n’en voit pas souvent d’ailleurs. Je crois même en avoir jamais vu, et vous ?

– Ça ne me dit rien en effet, j’en connais des quatre, mais des cinq… rien qui ne me vienne en tête, non.

– Donc, je me suis arrêté. Je voulais voir ça de mes yeux et profiter un peu d’un cadre bucolique, mais, une fois à l’hôtel, je suis resté enfermé dans ma chambre parce que j’aimais son parfum.

– Et quel était son parfum ?

– Quelque chose d’autrefois, un mélange de fleurs, de soufre, et de gaufres.

– C’est une association, ma foi, fort curieuse. A quoi cela vous a-t-il fait penser ?

– A l’enterrement de mon grand-père, j’avais cinq ans et… je crois que nous en avons déjà parlé.

– En effet, mais vous ne m’avez jamais parlé de cette odeur étrange, non ?

– Peut-être que je l’avais oubliée. Toujours est-il que je suis resté jusqu’au soir, jusqu’à ce l’odeur s’évapore. D’un coup je trouvais la chambre bien triste, une décoration maussade qui vous pousse à la déprime. Et puis… j’avais sacrément faim.

– Je vous interromps ici, veuillez m’en excuser ! J’aimerais revenir à cette odeur. Peut-être que vous l’avez intégrée au point de ne pas la sentir, un peu comme nos odeurs à nous : nous ne les sentons que lorsqu’elles changent d’un coup et nous nous y accoutumons sans volonté, à moins, bien sûr, qu’elles ne soient féroces.

– Je ne me suis pas posé la question. J’ai demandé au réceptionniste où je pourrais dîner, puis de me trouver un endroit pour me divertir une fois le repas fini, histoire d’éviter cette chambre triste. Il a fait les yeux ronds ! Et un de ces sourires… franchement pas engageant ! Un sourire encore plus forcé que celui qu’il m’a servi en me disant bonjour. Après un silence que j’ai trouvé plutôt gênant, il m’a mis en garde de ne pas sortir passé vingt-trois heures, parce qu’on ne revient jamais si l’on sort trop tard. Il a vraiment insisté en me répétant que si je désirais vraiment faire un tour, je risquais fort d’allonger cette malheureuse liste de disparus. Son regard est devenu noir, plus noir que sa peau ébène. Mais ce n’est pas le plus bizarre : il m’a ordonné de faire mes valises, au cas où je ne reviendrais pas, pour plus de commodité. Commodité, c’est bien le terme qu’il a employé.

– Ah bon ? Quel sens de l’hospitalité !

– Je ne m’étonne plus de rien venant de ces hôtels. Ces gens-là ne vous sourient que lorsqu’ils encaissent. D’ailleurs, cet endimanché m’a forcé à payer en arrivant. Et si je disparaissais ? Je n’aurais guère utilisé la chambre ! Un véritable scandale ! Bien sûr, je comprends que la chambre devait malgré tout être réglée : ils ne pourraient pas la louer, si je disparaissais, c’est un fait, à moins d’être certain que je disparaisse vraiment et là, mieux vaut ne pas y penser ! Je n’ai bien sûr pas évoqué ces considérations pour le laisser à sa partie de solitaire. Je lui ai juste fait la remarque que son accueil laissait à désirer. Il s’est contenté de brandir la gazette et de me montrer, avec ses doigts osseux, le gros titre bien en gras.

– Que disait la première ?

– Et bien… effectivement, les gros titres concernaient des disparitions : Nouvelle disparition à Licheimhun. Pas très original comme titre, mais assez parlant. Ce n’est pas tellement ça qui a attiré mon regard, je dois dire.

– Ah ? Vous m’intriguez !

– Vous l’êtes sans doute moins que je ne le fus ! Je demandai au réceptionniste si je pouvais emprunter ce journal quelque temps pour le consulter, il me répondit sèchement que oui, à condition évidemment que je ne m’éloigne pas avec, que je reste dans les fauteuils de la réception, parce que si les gens pouvaient se permettre de disparaître, les journaux, eux, c’était hors de question qu’ils s’évaporent !

– Et qu’avez-vous répondu ?

– J’ai tout d’abord trouvé son raisonnement curieux, mais, très vite, j’ai compris : si les journaux disparaissent, le savoir sur les disparitions disparaîtrait lui aussi, et donc, les témoignages. De sorte que, finalement, les disparus n’auraient pas disparu, puisqu’il n’y aurait plus de moyen de savoir qu’ils avaient disparus.

– Je vois, cependant, ne reste-t-il pas la rumeur ?

– Possible, je n’ai pas pensé à ça sur le moment. Là, sur le papier, c’est ancré, acté. On se dit qu’un journaliste, c’est sans doute mieux que les divagations d’une Madame Michu aux abois ou les élucubrations farfelues de gosses qui cherchent le frisson. Vous comprenez ?

– Oui, je vous comprends tout à fait et je tiens à souligner vos efforts dans votre volonté d’analyser les choses ! Mais poursuivez !

– J’ai regardé avec intérêt l’encart qui m’intéressait alors, attiré par une petite vignette : ma photo ! Ou, du moins, celle d’un homme qui me ressemblait à un point que j’aurais pu être son sosie ou lui le mien. C’est difficile à dire, sans sa date de naissance.

– …

– Je suis allé à la page de l’article et j’ai bien vu qu’il ne s’agissait pas de moi malgré la ressemblance troublante, mais d’un sinistre clarinettiste retrouvé mort et empaillé à son domicile.

– Insolite, en effet. Qu’en pensez-vous ?

– Que c’est étrange que, mort et empaillé, il ne fasse pas les gros titres face à une énième disparition de quelqu’un qui, non seulement n’est pas artiste, mais s’est juste contenté de disparaître. N’oublions pas qu’il était sûrement prévenu comme moi. En outre, ce n’était qu’un disparu parmi les disparus, pas vraiment une nouveauté donc : méritait-il la une ? En aucune façon ! Retrouver quelqu’un empaillé, à son domicile qui plus est, c’est comme une ville fleurie cinq étoiles : c’est non seulement singulier, mais cela frôle l’impossible. De plus, j’ajouterai que c’est profondément injuste. Et émouvant. On n’a pas assez de musiciens en ce monde. Alors des clarinettistes, vous pensez !

– Oui, votre raisonnement se tient, mais avez-vous lu l’article sur la disparition ?

– En diagonale, comme tout le journal, à dire vrai je commençais à avoir faim. Et donc, envie de prendre la tangente… Je suis allé à l’adresse recommandée par le réceptionniste, en suivant le plan qu’il m’avait donné. Ce sagouin, il ne s’était pas privé de le gribouiller avec son stylo, alors que je n’avais rien demandé ! Quel accueil déplorable… et quel manque de savoir vivre ! Mais là n’est pas la question. En allant à destination, j’ai pu voir qu’effectivement, il y avait des fleurs partout sous les réverbères, et des légions d’insectes qui tourbillonnaient. Un tableau peu rassurant.

– Vous avez peur des insectes ? Ou bien était-ce l’abondance des fleurs ?

– Les insectes ne m’ont jamais inquiété si ce n’est en y pensant de manière abstraite : à y bien réfléchir, on ne les croise pas si souvent, alors qu’ils sont nettement plus nombreux que nous. Les fleurs, je n’en n’ai pas peur bien que certaines agressent la rétine. Trop de couleurs tuent la couleur. Non, ce n’était ni l’un ni l’autre, mais les deux ensemble. Cela donnait une ambiance assez spéciale, pas vraiment agréable. Un peu comme quand on arrive dans une pièce qu’on ne connaît pas et que, d’un coup, on a la chair de poule sans trop savoir pourquoi. Cela vous est arrivé ?

– Quelques fois oui. Je comprends votre sentiment. Mais continuez.

– Bien ! Je suis allé dans le restaurant. J’ai mangé quelque chose dont je ne me souviens pas. C’était ni bon ni mauvais, je ne saurai en dire plus ; en fait, j’ai voulu sortir et, cela va vous sembler étrange… j’avais surtout envie de… disparaître.

– C’est… comment dire… intéressant ! Pourquoi donc cette envie de disparaître ? Vous aimez votre vie, non ?

– Oui, vous le savez, sinon je ne serais pas là, à vous parler une fois tous les quatre jeudis. Non, je voulais simplement expérimenter ce qu’est une disparition, goûter un peu à ça ou en avoir une vague idée, en voyant quelqu’un disparaître par exemple.

– Et qu’en pensez-vous ?

– Que ma propension au voyeurisme revient au galop. J’en ai un peu honte oui, je sentais que j’avais progressé à ce sujet, mais je crains qu’on ne puisse refaire sa nature aussi facilement, notamment dans un contexte aussi inquiétant.

– Nous en parlerons prochainement si vous le souhaitez, mais je préfère que vous poursuiviez !

– Je m’enquis des endroits où aller auprès du serveur. En même pas quelques secondes, ce dernier m’a regardé étrangement, de la même façon que le réceptionniste. Non pas que j’avais particulièrement peur, mais j’ai commencé à trouver cela curieux que ces gens travaillent aussi tard et qu’eux, ils ne disparaissent pas. Vous comprenez ?

– C’est un raisonnement qui se tient, en effet.

– J’en ai donc tiré la conclusion que disparaissent seulement ceux qui n’habitent pas dans cette ville-là. Qu’en pensez-vous ? N’est-ce pas tiré par les cheveux ?

– C’est en effet possible, oui.

– Pour le vérifier, il fallait que je lise absolument le journal. En supposant que cette hypothèse soit fondée, ce serait étrange que le réceptionniste m’ait prévenu… malgré tout, je le considérerais toujours comme complice, puisqu’il habite Licheimhun d’une part, et qu’il travaille tard de l’autre et qu’il a l’air vraiment suspect dans sa manière d’accueillir les clients.

– J’avoue que votre capacité de déduction m’étonne !

– Du coup, je demandai au serveur du restaurant s’ils avaient des journaux à disposition pour accompagner le dessert, histoire de lire les articles et de donner du sens à l’ensemble. Après tout, cette anecdote du musicien empaillé, c’était un peu un apéritif, comme la rubrique nécrologique. Toutes ces disparitions, c’était vraiment ce qui importait, du fait de leur nombre et qu’on n’en sache rien.

– … Et ?

– Vous êtes bien pressé ! Le jeune homme m’a répondu que non, ils n’avaient pas le journal. Un client aurait oublié de le rendre… La belle excuse ! Du coup, contrarié par cette nouvelle fâcheuse et son sourire mauvais, je n’ai pas pris de dessert.

– Et qu’avez-vous fait ensuite ?

– Ce que n’importe qui de censé aurait fait, voyons ! Je n’ai même pas pris la peine de retourner à l’hôtel, et j’ai disparu !  »

 

Le 12 mars pour la semaine 27 du Projet Bradbury

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