Billet

Mon Cynocéphale

 

Je lui avais dit qu’il pouvait faire peur aux gens, avec sa sale gueule de monstre, qu’il pouvait provoquer des crises cardiaques aux passants, rien qu’en apparaissant subitement devant eux, là, dans la rue, dans la blême lueur du jour ; Ta Dah, surprise de mauvais goût provoquant le dégoût. Je l’ai pourtant supplié d’avancer masqué, s’il lui venait à l’idée de sortir en plein jour, ou pire, d’avancer tête baissée, de ne jamais relever la tête, de se concentrer uniquement sur sa marche et tout ce qui peut souiller le bitume, mégots ou déjections : en vain !
 
Je ne suis pas un babouin, je ne suis pas un chien, me répétait-il sans cesse, je suis un humain, et moi de rétorquer invariablement à ce monstre engendré par mes soins : tu n’es qu’un cynocéphale, une chimère, une aberration de la génétique, une créature sortie de l’imaginaire d’un cinéaste dérangé, adepte du noir et blanc. Je t’en conjure, fais attention !  
 
La société a toujours été cruelle envers les laids, les obèses, les gens difformes, qu’on parquait autrefois dans des cirques étincelants, qu’on exhibait sur des bûchers ardents, mais les monstres, ceux qui semblent sortir du cerveau pervers d’un laborantin déchu, lorsqu’ils suscitent la crainte, ont les pleins pouvoirs : les insultes ne leur parviennent que par bribes, les regards se détournent, avec ou sans cri. Il suffit d’apparaître au sein de la foule pour la diviser, et faire régner le chaos. C’est le discours d’une mère qui aime malgré tout son enfant, nonobstant ses tares.
 
Quand on naît avec un capital, la moindre des choses est de le faire fructifier, prétendait l’obséquieux banquier, un péteux de vingt ans qui scrutait Cynocéphale avec une calme stupéfaction, un mélange d’anxiété et de dégoût. Pendant tout l’entretien, il se demanda, au fond de lui, tâchant de ne rien laisser paraître : comment un tel monstre pourrait être un jour chef d’entreprise ou même, tout simplement, travailler : même l’usine n’en voudrait pas, pour des raisons d’hygiène, et pourtant, elle accepte n’importe qui, l’usine, c’est un fait reconnu ! De nos jours, même l’esclavage est sélectif.
 
Mais Cynocéphale avait bien d’autres cordes à son arc, dont la prudence que sa génitrice trouvait fantaisiste de voyager énormément : personne n’osait lui adresser la parole, aussi n’avait-il guère besoin des langues étrangères pour se faire comprendre, son intelligence pratique, son QI méphistophélique,  lui suffisaient à survivre en milieu hostile.
 

Surgissant au coin des rues les plus désertes, il récoltait avec passion les sacs des jeunes vierges effarouchées qui le fuyaient à toutes jambes, s’allégeant pour mieux le fuir.  Et c’est avec défiance qu’il dépouillait scrupuleusement les cadavres d’humains déjà desséchés dont le cœur peu vaillant s’emballait à sa vue, et qui gisaient à ses pieds comme l’on gît face au soldat héroïque et besogneux qui vous décime fièrement, globes oculaires révulsés, victime d’un arrêt cardiaque ou de toute autre mort subite qui frappe les vieillards.

 

Après bien des déboires et des aventures,  Cynocéphale, ce fossoyeur des temps modernes, se réjouit enfin de sa toute nouvelle vie, jalousée par des personnes splendides mais cruellement anonymes : à présent, il coule des jours heureux quelque part sur une île, à l’ombre des cocotiers, dans une villa avec piscine où il trône comme un roi, au milieu de sujets qui le craignent, à défaut de le respecter. C’est en compagnie de ces nombreux enfants crédules et stupides qu’il vécut heureux et cela, pendant très longtemps. La morale de cette histoire, parce qu’il y en a une, cela va de soi, est de trouver en chacun de nos défauts, même les plus abjects, une force, pour les asservir tout à fait, les dominer et les utiliser comme une arme, afin qu’ils nous profitent enfin dans cet espace nauséabond qu’est la vie, un espace où, malgré tout, nous sommes tous en concurrence pour survivre.

 

Texte aboyé le 11 mai 2012.
Ce texte fait partie de l’anthologie Au Bonheur des Drames :

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juin 10th, 2012 at 2:15

« La morale de cette histoire, parce qu’il y en a une, cela va de soi, est de trouver en chacun de nos défauts, même les plus abjects, une force, pour les asservir tout à fait, les dominer et les utiliser comme une arme, afin qu’ils nous profitent enfin dans cet espace nauséabond qu’est la vie, un espace où, malgré tout, nous sommes tous en concurrence pour survivre. »

Ceci est le principe que j’essaie d’appliquer quotidiennement. Je vais noter cette phrase quelque part, histoire de ne pas l’oublier.

juin 10th, 2012 at 4:46

Dire que j’avais vraiment hésité à couper cette phrase, histoire de rester comme souvent dans la narration pure et le texte libre en interprétation. Je suis content de ne pas l’avoir fait 🙂

juin 10th, 2012 at 7:53

Un sixième sens, peut-être… 😀

juin 11th, 2012 at 3:58

Sans doute. Ou la volonté inconsciente de faire un peu autrement, par hantise de la répétition : cf, billet suivant.

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